Réel : Pour vous la matière et la psyché ne sont pas indépendantes ?
Stanislav Grof : Au départ, ma vision de la psyché et de la conscience était comme celle de tout un chacun. Puis, j’ai étudié les états non ordinaires de conscience et cela a fait émerger tellement d’observations et de réflexions différentes que je ne pouvais pas les intégrer dans une vision traditionnelle du monde. Je vois aujourd’hui la psyché comme étant parallèle à la matière, comme le font les traditions spirituelles de l’orient, le yoga, le bouddhisme, le taoïsme ou le soufisme. J’aimerais vous donner l’exemple d’une personne. Elle est sur la table d’intervention chirurgicale pour un arrêt cardiaque. Quand les médecins et les infirmiers essaient de la ressusciter, elle voit que sa conscience a quitté son corps, s’en est séparée et se déplace librement dans la salle et va, par exemple, s’installer près du plafond et observe avec une attitude intéressée et détachée ce que l’équipe médicale est en train de faire à son corps. Elle a une capacité totale de pouvoir percevoir ce qui se passe dans la salle sans passer par le moyen des sens. Les yeux sont fermés et la conscience peut décider de traverser les murs et d’explorer d’autres parties du bâtiment ou même d’aller vivre quelque chose qui se passe à 1000 km de là. Quand des personnes aveugles vivent un état modifié de conscience et quittent leur corps, elles ont la capacité de voir. La psychiatrie et la science conventionnelle n’arrivent pas à expliquer cela.
Réel : Vous posez qu’il peut y avoir une conscience à l’extérieur du corps ?
S.G. : La conscience forme une sorte d’alliance avec lui. Elle n’est pas un produit du corps. Je pourrais vous en donner de nombreux exemples venant de personnes qui expérimentent avec des substances psychotropes, qui participent à des séances de respiration holotropique ou qui sont dans des processus d’émergence spirituelle.
Réel : L’inconscient freudien est beaucoup trop petit pour vous ?
S.G. : J’ai étudié le modèle freudien où la psyché est limitée à la biographie post-natale et à ce que Freud appelait l’inconscient individuel. Si on étudie les états holotropiques, les chamans, les rites de passage ou des états que peuvent vivre des initiés qui traversent les mystères de la mort et de la renaissance, les expériences des yogis, des bouddhistes, des soufis, des mystiques chrétiens, les expériences psychédéliques, les NDE et aussi les expériences qui peuvent venir dans certaines formes de psychothérapie assez intenses ou puissantes, tous ces états dépassent de loin le territoire que Freud décrit comme étant la psyché. En travaillant avec ces différents états, il s’est avéré nécessaire d’élargir la cartographie de l’inconscient aux différentes étapes de la naissance, puissamment enregistrées dans notre psyché.
Le deuxième ajout c’est l’expérience transpersonnelle : un individu peut s’identifier à d’autres individus ou à la conscience d’un groupe. On peut dépasser les limites des frontières humaines et se vivre comme étant d’autres formes de vie comme par exemple des animaux auxquels on peut accéder de façon tout à fait juste et authentique. On peut voir le monde à travers les yeux de l’aigle, sentir les courants d’air pendant qu’on vole. Le subconscient peut aussi nous amener à vivre le royaume des plantes ou vivre à différentes époques de l’évolution de l’humanité.
Réel : Comment peut-on être sûr que ce n’est pas une illusion psychotique ?
S.G. : Ça, c’est le positionnement de la psychiatrie universitaire. Les expériences dont je parle ne sont pas nouvelles, les psychiatres le savent depuis longtemps. Mais puisque leur modèle est trop étriqué, tout ce qui n’y rentre pas est pathologisé. Le fait de devenir quelqu’un d’autre où un groupe de personnes permet d’accéder à de nouvelles informations qui peuvent être vérifiées par la suite. Ce ne sont pas des fantasmes, ce sont des domaines de réalité, d’autres réalités.
Réel : Pour entrer dans la pratique holotropique, ne faut-il pas avoir une certaine structure pour pouvoir digérer où intégrer la notion d’un dépassement des limites du temps et de l’espace ? N’y a-t-il pas un danger ?
S.G. : Dans les cultures indigènes les hommes vivent dans des cosmologies plus larges et plus reliées. La révolution scientifique et industrielle a rejeté tous ces royaumes-là car il y avait un engouement pour la découverte et le développement de la raison et du progrès technologique. On a glorifié la raison. Tout ce qui n’était pas rationnel était rejeté. Aujourd’hui dans notre culture, les personnes qui vivent des expériences transpersonnelles se trouvent dans une situation bien plus difficile. Quand on travaille dans des états de conscience non ordinaires, que ce soit des sessions psychédéliques, de la respiration holotropique ou des processus d’émergence spirituelle, une partie importante du travail est d’aider les gens à gérer l’interface entre leur expérience et le reste de la culture.
Réel : Que pourriez-vous dire aux "psy" français qui sont très méfiants de la fusion ?
S.G. : Fusion avec quoi ?
Réel : Avec l’autre ! Je vais le dire autrement. En France toute la psychanalyse est basée sur la question de l’accès à la différenciation alors que toute votre philosophie semble être une philosophie de réconciliation et d’union !
S.G. : L’expérience de l’autonomie ou de l’indépendance n’est que la moitié de l’histoire. A un niveau plus profond, l’expérience de l’union a une importance cruciale. Par exemple, les mémoires symbiotiques positives dans le ventre maternel et pendant l’allaitement sont essentielles pour que la personne puisse avoir un bon sens de son ancrage. Chacun connaît ce besoin de "s’accrocher" comme le fait le bébé. Si dans la petite enfance ces besoins sont vraiment saturés et totalement satisfaits, cela donne des personnes qui ont un bon sens d’elles-mêmes et qui peuvent être sainement indépendantes. Celles qui n’ont pas suffisamment expérimenté ça ont une absence de contact à un niveau émotionnel profond. Elles continuent à en avoir besoin et ont du mal à se sentir autonomes.
Réel : Mais comment se différencier d’une matrice non différenciée ?
S.G. : Ça va encore plus profond dans la psychologie transpersonnelle parce que la nature même de l’univers émerge à partir d’une sorte de matrice non différenciée. L’unité sous-jacente est là derrière la séparation. On peut démontrer ça sur le plan philosophique et on peut vivre cela sur le plan mystique. On est capable de vivre le monde comme s’il était distinct de nous, séparé et en même temps on a conscience que ce qui sous tend tout cela, c’est l’unité. Enseigner aux gens qu’ils sont séparés, c’est ne leur donner que la moitié des outils. La découverte de l’holographie a donné une perspective scientifique pour regarder toutes ces questions. Dans l’hologramme on a cette situation où le tout est contenu dans chaque partie.
Réel : Cet esprit - le sens du un - est indispensable pour la survie de la terre ?
S.G. : L’approche scientifique occidentale s’appuyait beaucoup sur le darwinisme, la survie du plus fort qui faisait que la compétitivité, l’agressivité, le fait de gagner alors que l’autre perd était normal. Ces mécanismes-là se jouent, se déroulent dans la vie des individus mais aussi dans la vie collective.
Ça peut sembler normal pour les Etats-Unis, la France et d’autres pays capitalistes, que les ressources de certaines parties de la planète soient pillées et gaspillées. Mais une expérience profonde d’unité avec la nature, le cosmos et beaucoup d’autres choses conduit à une vision tout à fait autre de l’écologie. Cela amène à un esprit de synthèse, de synergie, de coopération paisible entre les nations et avec les autres espèces. L’idée est que tout ce que nous faisons à la nature nous nous le faisons à nous-même. Cela implique aussi que chacun de nous prenne la responsabilité pour ce qui se passe dans le monde. Pour Bush, il y a une bataille entre le bien et le mal et nous serions le bien. Le mal serait à l’extérieur. La vision alternative exprime que si nous avons un problème, alors la planète a un problème. Ceux de l’Inde, sont les nôtres. La faim en Somalie, c’est également notre problème. Sinon nous créons des insatisfactions et des décalages qui mènent à des conflits.
Réel : Les français ont besoin de comprendre le chemin que vous suivez dans les expériences holotropiques que vous proposez.
S.G. : Il y a plusieurs manières d’entrer dans le transpersonnel. L’une, c’est de traverser les différentes matrices périnatales et d’intégrer ce qui a été vécu à la naissance. Une autre manière montre que l’on peut entrer dans une expérience océanique ou d’autres dimensions transpersonnelles sans passer par les matrices. Un exemple serait le processus initiatique des chamans qui vivent une crise spontanée qui les éloigne de la matrice de la tribu. Dans leur voyage visionnaire ils descendent dans le monde souterrain, se trouvent emprisonnés et sont exposés à des épreuves physiques et émotionnelles très difficiles. Ils se vivent comme étant annihilés, démembrés et par la suite réorganisés où rassemblés mais autrement qu’avant. Ils peuvent vivre aussi une sorte de voyage magique dans des royaumes célestes. Ils peuvent être comme une sorte d’oiseau solaire, ou un oiseau de tonnerre ou être porté par l’oiseau jusqu’au soleil. Parfois c’est comme s’ils grimpaient l’arbre du monde ou escaladaient un arc-en-ciel. Si vous regardez cela de près, c’est comme s’ils reprenaient symboliquement le chemin d’une naissance. Le chaman se connecte intimement avec les forces de la nature, les animaux et là où le psychothérapeute peut beaucoup apprendre, c’est que ce voyage a un effet d’auto guérison. C’est tellement courant que les anthropologues appellent les chamans, les guérisseurs blessés. Ils se guérissent d’abord mais à travers ce processus d’auto guérison, ils découvrent comment guérir les autres. Cette médecine énergétique on la trouve dans la médecine chinoise, l’acupuncture ou l’homéopathie. C’est l’idée que derrière les maladies il y a des blocages d’énergie et que si nous pouvons libérer ces blocages cela peut conduire à la guérison.
Réel : Ces blocages, ce sont des blocages de séparation ?
S.G. : Beaucoup de ces blocages sont créés par la séparation. Il y a des blocages qui viennent à la naissance quand on vit cette séparation douloureuse avec la mère. Les fractures aussi, ça fait mal, mais si on bouge ça fait encore plus mal… donc on ne bouge pas, on est figé et même si la fracture guérit, il y a toute une espèce de rétention pour éviter de souffrir qui reste comme engrammée.
Réel : Pouvez-vous nous parler des liens entre les matrices périnatales et d’autres niveaux de l’expérience transpersonnelle ?
S.G. : On peut entrer dans le transpersonnel en ré-expérimentant pleinement et consciemment ce qui nous est arrivé biologiquement à la naissance. Le fait de passer par là peut nous faire entrer dans des dimensions psycho-sprituelles plus vastes. Les matrices périnatales que j’ai décrites dans mes livres ont en fait des liens tout à fait étroits et profonds avec l’expérience religieuse. La situation du fœtus dans une matrice "positive" peut être revécue comme étant le paradis ou s’associe, dans le revécu, à l’archétype du paradis.
La deuxième matrice, là où on est coincé dans un endroit où se vivent beaucoup de souffrances émotionnelles et physiques car on ne voit pas d’issue, devient l’équivalent de l’enfer. L’enfer étant donc souffrance sans perspectives. Quand dans la divine comédie de Dante, Virgile amène Dante aux portes de l’enfer, il inscrit au-dessus du portail d’entrée : "Laissez tout espoir en entrant ici".
Quand le col de l’utérus s’ouvre (3° matrice), il y a la lutte pour sortir, et là, ça devient le purgatoire car la souffrance peut déboucher sur un bon résultat et l’ouverture elle-même. Dans le nouveau testament, Nicodème dit à Jésus : "Comment est-ce que je pourrai naître une deuxième fois ? Je suis un homme grand, regarde le bassin de ma mère". Jésus dit : "Il ne s’agit pas de naître de la chair, il s’agit d’une naissance d’eau et d’esprit". Dans beaucoup de contextes spirituels, dans les rituels, dans les initiations chamaniques, il y a ces mystères de mort et renaissance.
Mais renaître donne un deuxième accès (4° matrice), c’est la dissolution des frontières. Quand on est face à une scène naturelle d’une beauté extraordinaire, ou une architecture magnifique, ou à une œuvre musicale magnifique comme une symphonie de Bach, tout d’un coup on ne peut plus retenir ses limites. Ça se dissout. On devient Un. On ne se rend plus compte où est la frontière, où se termine notre corps et où commence l’union mystique. Si on parle en termes astrologiques, le schéma de mort et renaissance serait plutonien, l’union mystique neptunienne et océanique.
Réel : Cette aspiration spirituelle pourrait l’emporter dans l’organisation psychique du désir ?
S.G. : L’inspiration spirituelle peut nous emporter dans la renaissance mais ce n’est pas obligatoire. Cela arrive aux individus qui ont une pratique spirituelle. Beaucoup de gens qui n’ont pas d’aspiration de recherche spirituelle commencent tout simplement à vivre des expériences nouvelles dans leur vie ordinaire.
Réel : Pouvez-vous donner un exemple d’identification à un archétype ?
S.G. : Chaque culture a son propre panthéon d’archétypes. Hindous, Egyptiens, Grecs. Dans des états non ordinaires de conscience on peut les expérimenter, les rencontrer, les vivre, les devenir.
Par exemple, en sortant du canal de la naissance, au lieu de rencontrer votre propre mère, vous pouvez monter d’une octave et rencontrer la déesse maternelle archétypale. Ça peut avoir parfois une connotation culturelle spécifique, ça peut prendre la forme de la vierge Marie. Il y a beaucoup de mères divines, d’archétypes où de formes différentes de la mère divine. Elle pourrait même prendre une forme tout à fait universelle et ne pas être reliée à une tradition spéciale et être la mère de toutes les mères. On peut donc la devenir aussi comme on peut devenir le Shiva dansant.
Dans cette perspective, on peut aussi rencontrer Jésus en tant qu’archétype. Jung parlait de Jésus comme étant l’archétype du Soi. Jésus était humain mais aussi divin. Pour Jung, on a ces deux niveaux : on a la personnalité du soi ordinaire et puis on a ce qu’il appelle le Soi supérieur.
Vu ainsi, Jésus serait un archétype intemporel mais qui pendant une certaine période historique gouvernait en quelque sorte les événements historiques. Donc, on voit souvent des gens à un certain moment dans leur processus de mort et de renaissance s’identifier avec Jésus sur la croix.
Je me souviens d’un stage de 36 participants. 18 respiraient en même temps les yeux fermés et ne se voyaient pas. 6 s’identifiaient en même temps avec l’archétype de Jésus sur la croix en train de vivre la mort/renaissance. C’est une expérience très courante mais beaucoup de patients en psychiatrie restent coincés dans ce moment-là, dans le sens où leur expérience d’être Jésus est tellement convaincante qu’ils se croient être le Messie revenu. Leur approche vient de la perspective d’une religion organisée, institutionnalisée dans l’idée que l’incarnation du divin ne s’est produite qu’une fois et que nous sommes tous des pauvres pêcheurs qui attendons le retour.
Ces gens-là peuvent vivre l’expérience tout à fait authentique de devenir Jésus, ils finissent par le croire et ils appellent les gens pour le dire. Ils veulent simplement dire qu’ils sont dans cette expérience-là, mais ça crée des problèmes avec les institutions. Ç’est un exemple courant. Il est important que les gens sachent que ce qu’ils vivent ne les rend pas extraordinaires ou exceptionnels. On peut tous vivre ces expériences sacrées. Cette inflation d’identification à un archétype se produit quand la personne se relie à l’archétype, le vit mais l’ego ne cédant pas, ça devient une expérience : "je suis Dieu à la différence de vous qui ne l’êtes pas. Vous, vous n’êtes que des gens ordinaires". Par contre si la personne traverse jusqu’au bout l’expérience alors elle aborde ce qu’on peut voir chez les Hindous, cette réalisation que "je suis Dieu mais vous l’êtes et tout le monde l’est aussi".
Si je vais faire la vaisselle, je sais que c’est Dieu incarné qui fait la vaisselle. Le monde devient divin. Il est empli d’intelligence divine et tout est sacralisé. Mais puisque tout est sacralisé, on n’en fait pas une grande histoire.
Propos recueillis par Georges DIDIER en collaboration avec Deborah BACON pour la traduction.
© Article et photo : Journal Réel
Bibliographie :
Stanislas Grof est l’auteur de :
La rencontre de l’homme avec la mort ;
Royaumes de l’inconscient humain ;
Psychologie Transpersonnelle ;
Les nouvelles dimensions de la conscience ;
L’esprit holotropique ;
Le jeu cosmique, (éditions Rocher) ;
Au-delà de la mort (Seuil) ;
Psychothérapie du futur (Dervy) ; et de A la recherche de soi, en collaboration avec C. Grof aux éditions Rocher.
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Article mis à jour le mardi 31 août 2004
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